La permission que j’attendais depuis le début de l’année m’avait enfin été accordée. Laissant la guerre derrière moi, j’ai gagné un port de la côte sud tempérée. Cinquante jours de congé maladie… La poche de mon pantalon pesait sur ma fesse, gonflée par les gros billets de mes arrérages. Ç’aurait dû être une période de convalescence après le long traitement douloureux subi à l’hôpital militaire, mais malgré les semaines écoulées, je sortais trop tôt, l’esprit toujours affecté par les gaz synesthésiques ennemis. Mes perceptions demeuraient profondément perturbées.
Pendant que le train ferraillait à travers les terres dévastées du sinistre continent sans nom, il me semblait goûter la musique de la douleur, toucher les joyeuses couleurs dansantes du son. Avec tous ces soucis, je n’avais qu’une certitude : je mourais d’envie de gagner les îles.
En attendant au port le bateau à destination de Luice, la plus proche, je me suis efforcé de comprendre et de rationaliser les illusions comme le personnel médical m’y avait entraîné.
Les maisons de brique attenantes, anciennes et fort belles entre mes perpétuelles défaillances, arborant le brun pâle velouté du grès régional, devenaient durant mes crises des monstruosités synesthésiques : leur rire cynique torturait mes pensées, la pulsation grave qu’elles émettaient secouait ma cage thoracique et affaiblissait mes genoux, leurs murs solides étaient si froids au toucher qu’ils me glaçaient le cœur telle une hampe d’acier trempé. Les bateaux de pêche, doux bourdonnement à peine audible, me paraissaient moins déplaisants. Quant au foyer de l’armée où je passais la nuit, c’était un entrelacs de saveurs et d’odeurs associées : les corridors avaient le goût de la poussière de charbon, les murs étaient tapissés de jacinthes, le linge de lit m’engloutissait telle une bouche fétide.
J’ai mal dormi, émergeant plusieurs fois de rêves très nets, très vivants. L’un d’eux en particulier, compagnon cauchemardesque familier, me venait chaque nuit depuis que j’avais quitté le front : je me trouvais dans les tranchées avec mon unité, j’avançais à travers des champs de mines pour installer un boîtier de contrôle quelconque, tâche fantastiquement minutieuse et exigeante, je le désassemblais aussitôt avant de faire retraite, traversant de nouveau je ne savais comment les champs de mines, je retournais à l’endroit choisi, je remettais l’équipement électronique en place, je le redémontais, je repartais d’où j’étais venu et ainsi de suite, sans fin.
Au matin, la synesthésie avait une fois de plus diminué, signe encourageant à mes yeux. Les périodes de rémission devenaient plus longues, plus rapprochées. Durant ma dernière semaine à l’hôpital militaire, je n’avais souffert que d’une crise mineure. Les médecins m’avaient donc déclaré guéri, ce qui rendait la nouvelle attaque deux fois plus inquiétante. J’aurais voulu être totalement débarrassé des effets des gaz, mais nul ne savait si c’était seulement possible. Nous étions des milliers d’hommes à subir la même épreuve.
J’ai quitté le foyer pour gagner le port, où j’ai trouvé sans problème le quai du bateau à destination de Luice. Il restait plus d’une heure et demie d’attente, ce qui m’a permis une agréable promenade dans les rues étroites des environs. La ville était apparemment un grand centre d’importation de matériel militaire, mais personne ne semblait s’inquiéter de mon identité. D’ailleurs, preuve du laxisme de la sécurité, je suis entré dans un entrepôt, où j’ai vu des piles de caisses renfermant des grenades hallucinogènes et des gaz de dissociation neuraux.
Il faisait chaud et lourd, avant-goût tentateur du climat tropical des îles que j’allais visiter. Autour de moi, on disait que c’était un temps surprenant, qu’une zone de haute pression inattendue installée à l’intérieur des terres attirait vers le nord le délicieux air marin surchauffé. Nouveauté de toute évidence agréable pour les citadins : portes et fenêtres restaient grandes ouvertes, tandis que les cafés du bord de mer prospéraient, tables et chaises installées en terrasse.
J’ai attendu l’embarquement sur le quai, en compagnie d’une véritable foule. Le vieux bateau empestant le gasoil, trop chargé dans les hauts sans doute, dominait l’eau de toute sa taille. Lorsque j’ai gagné le pont, mes réactions synesthésiques se sont révélées parfaitement normales : l’odeur du carburant brûlant, des cordes raidies par le sel et des planches desséchées au soleil a éveillé en moi un souvenir aussi vif que nostalgique, celui d’un voyage d’enfance le long de la côte de la mère patrie. L’expérience des gaz ennemis m’avait appris à reconnaître les sensations par lesquelles je réagissais ; un instant plus tard, je me rappelais en détail mes pensées, actes, espoirs et intentions appartenant à cette époque lointaine.
Le paiement de mon billet a suscité un retard et une querelle. L’argent de l’armée était accepté partout, mais je n’avais que de grosses coupures, il fallait en trouver de plus petites pour la monnaie, et le passeur mécontent m’a imposé une longue attente. Lorsque je me suis retrouvé libre d’explorer le vieux bateau, nous avions quitté le quai depuis longtemps pour gagner la pleine mer. La côte du continent déchiré par la guerre que je venais de quitter formait une ligne noire ondulée sur l’horizon sud. Des oiseaux marins tournoyaient dans le sillage du navire. Les ponts palpitaient sous l’effet des vibrations du moteur. Les îles m’attendaient.
Je regagnais enfin l’Archipel du Rêve, théâtre de mon imaginaire enfantin. Pendant les longs jours de torture mentale à l’hôpital, quand il me semblait que la nourriture me hurlait des injures, que la lumière chantait à mes oreilles des mélodies discordantes, que douleur et violence tombaient de mes lèvres, rêver des îles m’avait réconforté. À vrai dire, je n’avais parcouru l’Archipel qu’une fois, sur le transport de troupes m’emportant vers la guerre : j’avais juste aperçu dans le lointain les îles verdoyantes posées sur la mer saphir. Leur éloignement avait représenté une véritable provocation. Comme bien des militaires, j’avais hâte d’y retourner.
« Il faut visiter Salay, m’avait dit et répété un infirmier spécialisé en rééducation. J’y suis allé une fois, et jamais je n’ai oublié ce qui m’est arrivé là-bas.
— C’est vrai ? Racontez-moi !
— Non… Je ne peux pas, c’est indescriptible. Il faut y aller soi-même. Ou alors essayez Muriseay, la plus grande. Je connais quelqu’un qui y est resté en poste à surveiller la neutralité de l’Archipel du Rêve – en tout cas, c’est ce qu’on lui a dit. Les choses ne se sont pas du tout passées comme ça. Ou Paneron. Vous avez entendu parler des femmes de Paneron ? Vous savez ce qu’elles font ?
— Pourquoi m’asticoter de cette manière ?
— Vous allez visiter les îles en sortant de l’hôpital, hein ?
— Oui.
— Alors vous devriez savoir. »
Mais je ne savais rien. Sur le bateau en route pour Luice, je pensais bel et bien aux femmes de Paneron – près de laquelle nous allions passer après avoir franchi l’équateur, car elle se trouvait plus au nord de l’Archipel. J’ai examiné la carte de la mer Centrale accrochée dans le grand salon pour localiser les autres îles dont j’avais entendu parler. Salay, les Serques, l’atoll de Ferredy, Paneron au loin, près du chapelet des Aubracs, les Ganntens, la longue chaîne de récifs et de rochers connue sous le nom du Tourbillon. Winho aussi, mère patrie de Slenje, une infirmière qui m’en avait souvent parlé. Elle m’avait fait rêver de me rendre sur Winho. Jusqu’où pourrais-je m’enfoncer dans l’Archipel du Rêve, combien d’îles pourrais-je visiter durant les quarante-neuf maigres jours qui me restaient ? Paneron ou Winho, les Aubracs ou Muriseay ?
Installé sur le pont avant, j’ai songé aux femmes, qui ne me sortaient guère de l’esprit depuis que j’avais quitté l’hôpital. Il y en avait des dizaines sur le bateau, dont beaucoup visibles de mon fauteuil. Une partie de mon être les désirait toutes. L’une d’elles, assise en face de moi, appuyée contre la coque blanche du navire, étirait ses jambes nues au soleil. Je l’ai soumise à un examen paresseux, me demandant si elle était aussi jolie que je le pensais ou si je la trouvais juste ravissante parce que j’avais passé tellement longtemps sans me mêler aux civils. Lorsqu’elle s’est aperçue que je la fixais, elle m’a répondu par un regard direct, une invite voilée dans les yeux. Il y avait tellement, tellement longtemps. C’était la première femme que je contemplais vraiment, la première que je repérais dans la foule. Je m’en suis détourné, résolu à choisir, à ne pas me ruer sur la première qui me tombait sous les yeux, à ne pas accepter la première qui me rendait mon regard.
L’inconnue me faisait penser à Slenje. Slenje que je voulais voir, ai-je décidé.
Elle s’était occupée de moi un moment, à l’hôpital. Voilà pourquoi elle m’avait parlé de Winho, l’île d’où elle était originaire. Pendant que je gisais dans mon petit lit, que des images stupéfiantes m’emplissaient l’esprit, Slenje avait passé ses nuits près de moi à me raconter sa vie. Elle m’avait décrit la mer, les récifs, les lagons peu profonds, les hautes montagnes couvertes d’une forêt dense, les petites villes blotties dans les plaines fertiles entre montagnes et lagons. Durant les crises de synesthésie fiévreuses qui me torturaient, sa simple présence m’avait mis du baume à la douleur : elle parlait musc, son rire avait la texture de l’eau de source, je l’aimais en vermillon profond. Slenje racontait sans fin, me sachant incapable de répondre, m’imaginant peut-être incapable d’entendre. Alors que je ne perdais rien de ce qu’elle disait : sa vie sur Winho, la mort précoce de sa mère, le déménagement sur une autre île, son père acculé à chercher ailleurs du travail, ses sœurs et elle confiées à la garde d’un voisin, la maison étrangère déjà occupée par d’autres enfants, le fardeau permanent de la pauvreté. Puis le passage des troupes faiandaises, la pauvreté plus grande encore. La compréhension, non sans répugnance, qu’une jeune fille disposait toujours d’un moyen facile de gagner de l’argent. Elles étaient toutes devenues putains, racontait Slenje, le verre brisé de son rire dégringolant autour de moi. La moindre fille de sa connaissance. Je me recroquevillais, les yeux fermés de toutes mes forces, en attendant qu’elle me raconte le départ des troupes. Les soldats avaient fini par quitter Winho pour continuer leur route vers le Sud, au-delà de l’Archipel. La plupart des putains avaient cessé d’en être. Slenje avait grandi, expliquait-elle, sa bouche versant du lait. Elle aspirait à une vie meilleure, aussi avait-elle déménagé sur une autre île pour faire des études d’infirmière. Elle était partie pour le Sud et elle avait fini par arriver là, à mon chevet, où elle parlait toute la nuit. Jusqu’à ce qu’une nuit, elle ne soit plus là, remplacée par une collègue. J’ai découvert plus tard qu’il y avait eu des problèmes sur Winho ; Slenje avait été obligée de rentrer à l’improviste.
J’ai de nouveau examiné la carte à la recherche de Winho. Alors seulement, j’ai remarqué que la patrie de Slenje se trouvait dans la zone de l’Archipel encore sous occupation militaire. Luice aussi, à trois îles de là. Comment était-ce possible, puisque tout un chacun savait l’Archipel du Rêve démilitarisé ? La carte datait de deux ans. Avec les hasards sans cesse changeants de la guerre, les choses évoluaient vite. Il fallait se rendre là-bas pour savoir.
Trois jours plus tard, sur Winho, j’avais appris la pire des nouvelles : Slenje était morte.
L’île ayant déjà été occupée une fois par les Faiandais, nos forces avaient livré bataille pour la libérer. Respectueuses du Pacte de Neutralité, elles s’étaient ensuite retirées, mais les Faiandais avaient organisé une deuxième invasion. Après avoir repris le contrôle de Winho, nous y avions installé de petites villes de garnison afin de préserver la paix. Slenje avait quitté l’hôpital durant la deuxième série de combats ; comme beaucoup d’autres civils, elle faisait partie des pertes.
L’idée de la retrouver ne m’en obsédait pas moins : j’avais besoin de me convaincre de sa mort. J’ai passé deux jours supplémentaires à arpenter les rues de la ville principale, à chercher la jeune femme en demandant de ses nouvelles. Tout le monde la connaissait, tout le monde se souvenait d’elle, mais la réponse demeurait invariable : Slenje l’infirmière était morte… morte.
Le deuxième jour, une nouvelle crise de synesthésie m’a frappé. Les maisonnettes aux teintes pastel, la végétation luxuriante, les rues de terre sèche sont devenues un cauchemar d’odeurs et de saveurs attirantes, de bruits terrifiants et de textures étranges. Je suis resté une heure figé dans la grand-rue, persuadé que Slenje avait été avalée : les demeures étaient des dents pourries douloureuses, la chaussée s’avérait aussi molle et spongieuse que la surface de la langue, les fleurs tropicales et les arbres évoquaient de la nourriture vaguement mastiquée, le tiède vent marin un souffle fétide.
Une fois la crise terminée, j’ai bu deux grands verres de bière glacée dans un bar puis gagné une garnison, où j’ai trouvé un jeune officier de mon grade.
« Vous en souffrirez toute votre vie, m’a dit le lieutenant.
— De la synesthésie ?
— Vous devriez être réformé. Quand vous perdez complètement le sens des réalités…
— Vous croyez que je ne l’ai pas demandé ? ai-je rétorqué. Tout ce qu’ils ont bien voulu me donner, c’est un congé maladie.
— Vous êtes plus dangereux pour votre propre unité que pour l’ennemi.
— Je sais », ai-je répondu avec amertume.
Nous nous promenions dans la cour intérieure du château où était cantonnée la troupe. La chaleur était étouffante au soleil, car nul souffle de vent ne parvenait à descendre jusque dans ce puits profond. Sur les remparts, des soldats en uniforme bleu foncé allaient et venaient d’un pas lent, à l’affut de l’ennemi. Ils portaient la tenue de campagne complète, y compris le capuchon introduit depuis peu qui couvrait la tête, le visage et les épaules pour protéger des gaz.
« Je suis à la recherche d’une insulaire, ai-je repris.
— La ville en est pleine. Vous pensez à quelqu’un en particulier, ou vous vous contenterez de n’importe qui ?
— Quelqu’un en particulier. Une infirmière, mais qui a été putain. Les gens du coin disent qu’elle est morte.
— C’est sans doute vrai.
— Je me demandais si les pertes étaient enregistrées ?
— Pas chez nous. Écoutez, si vous avez envie d’une fille, vous n’aurez aucun mal à en trouver une autre. Ou alors prenez une de celles que nous avons ici. La garnison loge vingt putains. De jolies femmes qui ont leurs certificats médicaux. Ne vous frottez pas aux indigènes.
— Elles sont malades ?
— Si l’on veut. Défense d’y toucher. Ce n’est pas une grosse perte.
— Expliquez-vous.
— Nous sommes en guerre, a dit le lieutenant. La ville grouille d’infiltrés ennemis. »
Je lui ai jeté un coup d’œil. Son expression neutre n’engageait à rien.
« On dirait la ligne politique officielle du Q.G., ai-je observé. Qu’en est-il réellement ?
— Pareil. »
Nous avons continué notre promenade autour de la cour, moi bien décidé à ne pas repartir avant d’avoir obtenu des explications plus complètes. Le lieutenant m’a parlé de son rôle dans la campagne de l’Archipel, durant laquelle il avait participé aux deux libérations de l’île. Il détestait visiblement Winho et m’a mis en garde contre les maladies tropicales, qui s’attrapaient facilement, les piqûres des gros insectes, les insultes et les brimades des indigènes, la chaleur permanente du jour et l’humidité de la nuit. Je l’écoutais avec un intérêt mensonger. Il m’a ensuite parlé de certaines atrocités perpétrées par les Faiandais pendant l’occupation ; je l’ai écouté avec un réel intérêt.
« Ils se sont livrés à diverses expériences, a-t-il dit. Pas sur les gaz synesthésiques. Autre chose. Leurs laboratoires ont été démantelés.
— C’est vous qui vous en êtes chargés ?
— Non, des scientifiques payés par l’état-major.
— Et qu’est-il arrivé aux femmes ?
— Les indigènes ont été infiltrés. »
Nous avons arpenté la cour brûlante une heure encore sans que j’en apprenne davantage. Au moment où je quittais le château, un des gardes encapuchonnés postés sur les remparts s’est évanoui sous l’effet de la chaleur, s’effondrant contre l’imposante muraille.
La nuit tombait quand j’ai regagné Winho Ville, grouillante de promeneurs au pas lent. Maintenant que j’avais renoncé à trouver Slenje, que j’avais enfin accepté l’idée de sa mort, mon environnement m’apparaissait avec une netteté nouvelle qui me donnait un regard plus objectif. Malgré le crépuscule tropical figé et humide, dépourvu de la moindre brise, la chaleur oppressante ne suffisait pas à expliquer la manière dont se déplaçaient les gens. Leur démarche lente, pénible, leurs pieds traînants évoquaient des estropiés. L’obscurité brûlante semblait amplifier les sons : grondements des grues et des bateaux du port, ronflements des moteurs lointains, accords d’une musique mélancolique dérivant par une fenêtre ouverte, crissements des insectes dans les arbres. Pourtant, la foule énorme ne produisait qu’un seul bruit : le frottement douloureux des pieds sur le sol.
En attendant dans la rue, j’ai remarqué qu’à ce stade de ma convalescence, les hallucinations apportées par la synesthésie ne me faisaient plus peur. Je ne trouvais plus bizarre de visualiser certaines musiques sous forme de flots lumineux colorés, d’imaginer les circuits de l’équipement de contrôle militaire en termes de figures géométriques, de découvrir aux mots des textures palpables, velues ou métalliques par exemple, de voir des inconnus exsuder une coloration émotionnelle ou l’hostilité sans même me jeter un coup d’œil.
Un petit garçon a traversé la rue en courant pour aller se cacher derrière un arbre, avant de me guetter depuis son abri, minuscule inconnu : il ne dégageait aucune nervosité, contrairement à ce que suggéraient ses manières, juste de l’espièglerie et de la curiosité.
Enfin, il a quitté son refuge et s’est approché de moi en me regardant droit dans les yeux.
« C’est toi qui cherches Slenje ? m’a-t-il demandé en se grattant l’entrejambe.
— Oui », ai-je répondu.
Il s’est enfui aussitôt, seul mouvement rapide dans toute la foule.
Quelques minutes se sont écoulées sans que je quitte mon poste. Le petit garçon est réapparu, a retraversé la chaussée à toute vitesse en zigzaguant autour des gens qui traînaient les pieds pour se précipiter vers une maison dans laquelle il s’est engouffré. Peu après, deux jeunes femmes ont descendu la rue d’un pas lent, bras dessus bras dessous. Elles se sont dirigées droit vers moi. Ce n’était pas Slenje, mais je n’en espérais pas tant.
« Cinquante, a dit l’une.
— D’accord. »
J’avais eu un aperçu de ses dents quand elle avait pris la parole. Plusieurs semblaient cassées, ce qui lui donnait quelque chose de sinistre, de démoniaque. Assez ronde, elle avait de longs cheveux noirs à l’air sale. Sa compagne, plus petite, était châtain clair.
« C’est toi que je veux, lui ai-je dit.
— Cinquante quand même, a repris l’autre.
— Je sais. »
La jeune femme aux dents cassées a embrassé son amie sur les deux joues puis s’est éloignée d’un pas traînant. J’ai suivi celle que j’avais choisie en direction du port.
« Comment t’appelles-tu ? lui ai-je demandé.
— Qu’est-ce que ça fait ? »
C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait.
« Rien, c’est vrai. Tu connaissais Slenje ?
— Bien sûr. C’était ma sœur.
— Littéralement ?
— C’était une putain. Toutes les putains sont sœurs. »
Nous avons longé le quai puis tourné dans une rue adjacente plus escarpée qui s’éloignait de la mer. Aucun véhicule à roues ne l’emprunterait jamais, car la pente y était par endroits si raide qu’on l’avait taillée en escaliers. Elle empestait la crotte de chien. La jeune femme grimpait lentement, haletante, s’arrêtant sur chaque marche. J’ai voulu la prendre par le bras, mais elle me l’a vivement retiré. Non par hostilité cependant mais par fierté, car un instant plus tard, elle m’a adressé un rapide sourire.
« Je m’appelle Elva », a-t-elle dit lorsque nous nous sommes immobilisés devant la porte en bois brut d’une haute demeure.
Elle a poussé le battant et s’est avancée.
Alors que j’allais lui emboîter le pas, j’ai remarqué le numéro peint sur le bois : 14. Mon attention s’est éveillée, car depuis le début de ma maladie, les nombres étaient pour moi associés aux couleurs. Le 14 me paraissait lié synesthésiquement au bleu pâle, mais celui qui s’étalait devant mes yeux était blanc, donc déconcertant. Le numéro m’a semblé passer du blanc au bleu avant de revenir au blanc : une autre crise s’annonçait. Redoutant le pire, je me suis empressé de suivre Elva dans la maison, dont j’ai refermé la porte, comme s’il suffisait pour écarter la maladie d’éloigner le nombre de ma vue.
Le truc a paru fonctionner. Lorsque la jeune femme a allumé la lumière, mon esprit s’est éclairci et l’attaque synesthésique évanouie. Les images choquantes avaient beau me révolter, elles faisaient à présent partie de mon être. Elva s’est engagée dans un escalier de bois nu (elle montait lentement, posant un pied à côté de l’autre sur chaque marche), où je l’ai suivie en évoquant les vagues d’excitation vermillon involontairement éveillées en moi par Slenje tandis que je gisais, inerte, sur mon lit d’hôpital. Non sans perversité, j’ai cherché à ranimer la crise, comme si la synesthésie allait ajouter au sexe une dimension supplémentaire.
Nous sommes arrivés dans une petite chambre dont la porte s’ouvrait au sommet de l’escalier. La pièce, fermée et d’une chaleur étouffante, était cependant très propre ; il y planait une vague odeur d’encaustique. Une seule ampoule électrique l’éclairait, lumière dure sur la peinture blanche.
« Je veux les cinquante maintenant », a dit Elva.
C’était la première fois qu’elle me parlait tournée vers moi, ce qui m’a dévoilé ses dents. Comme celles de sa collègue aux cheveux sombres, elles étaient cassées suivant des arêtes déchiquetées – vision horrible. Ma brusque délicatesse, exagérée, m’a poussé à m’interroger sur ce que j’attendais d’elle, hormis l’évidence. Sans doute a-t-elle remarqué ma réaction, car elle a levé plus franchement la tête vers moi et souri en un rictus dénué d’humour qui lui a écarté les lèvres. Ni le manque de soin ni les caries ne lui avaient abimé les dents : chacune avait été taillée de manière à présenter une section triangulaire à la pointe aiguë.
« Ça, les Faiandais l’ont fait.
— Juste à toi ? Et à ta sœur ?
— À toutes les putains.
— Slenje aussi ?
— Non. Elle, ils l’ont tuée. »
Ne sachant qu’ajouter, j’ai plongé la main dans ma poche arrière, d’où j’ai tiré mon argent, presque uniquement réparti en grosses coupures reçues à la sortie de l’hôpital.
« Je n’ai qu’un billet de cent, ai-je annoncé après avoir exploré la liasse, tendant le billet en question à Elva puis rangeant les autres.
— J’ai de la monnaie, m’a-t-elle répondu. Les travailleuses en ont toujours. »
Elle s’est emparée de l’argent, a ouvert un tiroir peu profond et s’est mise à y fouiller. Pendant qu’elle me tournait le dos, j’ai parcouru son corps d’un regard évaluateur. Malgré ce qu’on lui avait fait aux jambes pour l’obliger à se déplacer en vieillarde, elle devait avoir moins de vingt-cinq ans. Ses fins vêtements révélaient un dos mince, dominant des fesses à la courbe attirante. La pensée de ce qu’elle avait subi m’emplissait de pitié, mais les premières poussées d’énergie sexuelle m’envahissaient aussi.
Enfin, elle s’est retournée pour me montrer cinq pièces de dix argentées qu’elle a posées en une pile bien droite sur la commode.
« Garde tout, Elva, lui ai-je dit. Je crois que je vais m’en aller. »
J’avais honte de la voir dans cet état, honte des intentions qu’elle m’avait inspirées.
Pour toute réponse, elle s’est penchée afin de faire jouer l’interrupteur d’une prise située au pied du mur. Un ventilateur électrique s’est mis à ronronner, libérant dans la pièce étouffante un courant d’air bienvenu. Lorsque Elva s’est redressée, il a un instant collé le fin tissu de son corsage contre ses seins ; ses mamelons sombres étaient érigés.
Elle a entrepris de déboutonner ses vêtements.
« Je ne peux pas rester, Elva. »
La jeune femme s’est figée. Les pans de son chemisier grand ouvert tombaient mollement sur sa poitrine.
« Je ne te plais pas ? Qu’est-ce que tu voulais ? » Avant que je puisse répondre, que je lâche en guise d’explication quelques mots honteux, un bruit de coup a retenti, tout proche, suivi d’un cri de douleur enfantin. Elva m’a aussitôt tourné le dos pour traverser la chambre. De l’autre côté de la pièce, se trouvait une porte qu’elle a franchie sans la refermer.
Une autre chambre s’étendait au-delà, petite et obscure, bien close, où des insectes bourdonnaient au-dessus d’un minuscule lit en osier. Un bébé en était tombé et pleurait, un bras replié sous la poitrine. Elva l’a ramassé, a arraché d’un geste vif la couche qui lui ceignait les reins. Laissant le tissu trempé tomber par terre, elle a serré le garçonnet contre elle, lui a caressé la tête, s’est efforcée de le consoler. Longtemps, il est demeuré inconsolable, rouge à force de sanglots, le visage luisant de larmes et de salive. Elle l’embrassait encore et encore.
Sans doute s’était-il fait mal en tombant du lit. Lorsque la jeune femme s’est emparée de son petit poing crispé, il a poussé un cri de douleur. Elle lui a embrassé la main.
Elle lui a embrassé les doigts, elle lui a embrassé la paume, elle lui a embrassé le poignet, minuscule et gonflé.
Lorsque ses lèvres se sont écartées, la lumière crue de la pièce voisine a joué un instant sur ses dents blanches taillées. Elle a levé le bras du bébé pour lui engloutir les doigts, les a sucés en avançant la tête jusqu’à absorber la main entière sans cesser de le caresser, de pousser de petits bruits de gorge tendres, apaisants.
Enfin, les pleurs du garçonnet se sont interrompus ; ses yeux se sont fermés. D’une main, Elva a lissé le linge de lit, puis elle s’est penchée pour poser prudemment l’enfant dessus. Elle l’a nettoyé en quelques gestes précis avec un chiffon, lui a mis une couche propre, l’a bordé grâce à l’unique couverture. Ses seins nus se balançaient maternellement au-dessus du bébé.
En se redressant, elle a rajusté son corsage, avant de regagner la chambre où je me tenais puis de refermer la porte de communication.
Sans me laisser le temps de dire un mot, elle m’a montré ma ceinture et fait comprendre d’un geste rapide qu’il fallait commencer à me déshabiller.
« Le petit…, ai-je dit.
— Le petit a besoin de manger. Je travaille pour qu’il mange. »
Elle a retiré son chemisier, qu’elle a laissé tomber sur le plancher, puis s’est extirpée de sa jupe. Une fois nue, elle s’est assise sur le lit, appuyée contre l’oreiller, un genou levé pour que je la voie tout entière. Je me suis rapidement déshabillé et allongé à côté d’elle. Les préliminaires ont aussitôt commencé. Elva m’a embrassé avec passion tandis que l’excitation montait en nous ; j’ai exploré sa bouche d’une langue hésitante. Les arêtes et la pointe de ses dents étaient dangereusement aiguës, ce dont elle jouait, faisant mine de me mordre. Des traces minuscules n’ont pas tardé à apparaître sur mes bras, ma poitrine, pendant qu’elle poussait des grognements de gorge en promenant doucement les dents sur ma chair, ma langue, mes lèvres.
Toutefois, elle me traitait avec autant de douceur qu’elle en avait témoigné à l’enfant.
Après m’avoir fait l’amour, elle s’est mise à pleurer, allongée sur le lit, le dos tourné. Je lui ai caressé les cheveux et les épaules, de nouveau prêt à partir. Me trouver là m’embarrassait : je n’avais pas l’habitude des putains. Notre union, quoique brève, m’avait paru mémorable après des mois d’abstinence forcée. La passion vermillon éveillée dans mon esprit par la voix de Slenje en avait été absente, mais Elva s’était montrée une amante experte, excitante. Les yeux clos malgré ma nervosité, je me suis demandé si je la reverrais jamais.
De la pièce voisine s’est élevé un gémissement discret. Elle a immédiatement quitté le lit pour aller ouvrir la porte de communication, regarder le bébé, mais sans doute s’était-il juste agité dans son sommeil. Lorsqu’elle m’a rejoint après avoir refermé le battant, je me préparais déjà à me rhabiller, assis au bord du lit.
« Ne pars pas tout de suite, a-t-elle dit.
— Tu m’as donné assez de temps.
— Ce n’est pas le temps qui t’intéressait. » Elle m’a poussé, les deux mains à plat sur ma poitrine. Je l’ai laissée me renverser sur le matelas. « Tu as payé ce que tu voulais ; tu l’as eu. Voilà ce que je veux, moi. »
L’air faussement féroce, elle a rampé sur mon corps puis m’a enfourché en m’embrassant dans le cou et sur le torse, égratignant une nouvelle fois ma peau de ses dents effrayantes. Sa langue caressait les marques imprimées un peu plus tôt, juste avant que d’autres ne viennent s’y ajouter. Je vibrais de douleur et de plaisir anticipés. Ses formes gracieuses se pressaient contre les miennes de manière très érotique.
L’excitation est bien vite montée en moi. J’ai voulu faire rouler Elva sur le lit, mais elle a conservé sa position dominante, continuant à m’embrasser et à me suçoter la peau, à me torturer de ses dents aiguës. Sa tête est descendue le long de mon estomac.
Alors que sa bouche trouvait enfin mon organe rigide, l’engloutissait, il m’a semblé éprouver un plaisir citronné ; les bruits de succion liquides sont devenus mare brûlante de voix stagnantes en proie à un tournoiement sans fin…
Le phénomène synesthésique m’a terrifié, car il me rendait incapable de distinguer la réalité de l’illusion. J’ai eu une vision de la bouche d’Elva tapissée de minuscules lames de couteau se refermant sur moi, tranchant en moi. Sa langue, qui léchait et caressait mon membre avec ardeur, avait la consistance du mercure. J’ai baissé les yeux : sa tête tressautait, la chevelure emmêlée répandue sur mon estomac ; dans ma souffrance synesthésique, je l’ai vue comme une bête monstrueuse qui me mâchouillait les entrailles. Luttant contre les folles hallucinations, j’ai tendu la main pour la lui poser sur la nuque. Ses cheveux l’ont enveloppée telle la longue fourrure d’un énorme animal, mais je l’ai caressée, sentant la forme de sa tête et de son cou, me concentrant sur sa réalité.
Une réalité qui n’a pas tardé à me revenir. Elva me suçait avec la plus grande douceur. Je me suis rappelé quelle tendresse elle avait mise à caresser la main douloureuse du bébé, quelle légèreté à promener ses dents mortelles sur mon torse. D’une certaine manière, je commençais à l’aimer. Elle a légèrement reculé, levé la tête pour que je voie ce qu’elle faisait. Ses lèvres entouraient l’extrémité de mon membre, ses joues se creusaient car elle suçait avec ardeur, ses dents pointues me tenaient à peine, appuyant mon gland à sa langue frémissante. Lorsqu’elle m’a regardé, j’ai joui violemment, joyeusement.
« Garde les cent, ai-je dit une fois rhabillé.
— On avait dit cinquante.
— Pas pour ça, Elva. »
Elle reposait telle que je l’avais laissée, allongée sur le ventre, la tête tournée vers moi. Ses cheveux volaient dans le courant d’air frais du ventilateur. J’ai remarqué la peau abimée sur l’arrière de ses jambes : des cicatrices récentes en haut des cuisses et dans le creux doux des genoux.
« Tu as payé pour un coup. On était d’accord sur le prix.
— Tu as besoin de l’argent, ai-je dit.
— Je te voulais encore. Gratuit. »
J’ai regardé les cinq pièces argentées qui attendaient où elle les avait posées, sur la commode.
« De toute manière, je te les laisse, me suis-je obstiné. Achète quelque chose au petit. »
Elle s’est aussitôt assise avant de se hisser sur ses pieds d’un mouvement raide. Sa peau pâle portait de légères taches roses là où elle avait reposé. Prenant les cinq pièces, elle les a glissées dans la poche de ma chemise.
« Cinquante. »
Je ne pouvais insister.
Le garçonnet a de nouveau fait du bruit dans la pièce voisine. Elva a jeté un coup d’œil dans sa direction.
« Tu n’es pas obligé de partir tout de suite, a-t-elle repris. Il faut que je le nourrisse. Après, peut-être…
— Qui est le père ?
— Mon mari.
— Où est-il ?
— Les putains l’ont pris.
— Les putains ?
— Les Faiandaises. Elles l’ont emmené en repartant, ces salopes. »
Elle m’a expliqué que sous l’occupation, la ville avait abrité mille six cents militaires, tous de sexe féminin. Les hommes avaient été placés en garde à vue. Quand nous avions libéré Winho, l’ennemi les avait emmenés en faisant retraite. Il n’était resté que les vieillards très âgés ou les garçons prépubères.
« Tu crois que ton mari est encore en vie ? ai-je demandé.
— Sans doute. Personne n’a parlé de massacre, et tout le monde sait qu’ils sont prisonniers. Mais à part ça… Il a pu se passer n’importe quoi. »
Elva, toujours nue, demeurait assise au bord du lit. Je pensais qu’elle allait se remettre à pleurer, mais elle avait l’air dure, solide ; les yeux secs.
Dans la chambre voisine, le garçonnet sanglotait.
« Pourquoi veux-tu que je reste ? ai-je demandé. Tu as peur de quelque chose ? »
Elle a ouvert grande la bouche pour se poser un doigt sur la langue – ses dents évoquaient la lame d’une scie en arrière-plan –, l’y a fait aller et venir puis l’a sucé.
« Tu aimes ça ? a-t-elle interrogé.
— Oui, bien sûr.
— Ne t’en va pas. Je t’aime bien. »
Un moment, planté devant elle, je me suis senti partagé entre l’envie consciente d’échapper à son existence tragique et l’impression plus profonde que je devais rester, faire comme si elle représentait davantage qu’une simple distraction. Ce qui m’obligerait à l’aider autant que possible.
« Je ne sais pas, ai-je dit, impuissant.
— Alors va-t’en. Ça veut dire que tu as décidé ce que tu veux. »
C’était exact.
« Je pourrai revenir ? ai-je demandé.
— Si tu veux. Cinquante à chaque fois. Pas d’extra. » Elle m’a tourné le dos, a enfilé une sorte de long fourreau, glissé un pied dans une mule puis cherché l’autre des yeux sur le plancher. J’ai ouvert la porte. Quelques instants plus tard, je me trouvais dans la rue encombrée qui passait en pente raide devant chez elle.
Le lendemain matin, j’ai appris que l’un des rares bateaux passant à Winho accosterait avant midi. Décidé à saisir cette chance de quitter l’île, j’ai parcouru d’un pas lent les rues de la ville en attendant de partir, me demandant si je verrais Elva.
Il faisait chaud et humide ; j’ai déboutonné ma chemise pour laisser un peu d’air y pénétrer dans l’espoir de goûter une certaine fraîcheur. Sur mon torse, m’est apparu un réseau de fines égratignures qui m’a rappelé la manière dont la jeune femme m’avait excité de ses dents aiguisées. J’ai touché une des longues marques. Elle n’était pas vraiment douloureuse, mais elle avait viré à un rouge nettement plus vif. Peut-être une infection quelconque s’était-elle installée. Tout en me promenant, j’ai donc ouvert l’œil, à l’affût d’une pharmacie : je ferais bien d’acheter une crème antiseptique.
La ville languissait, moite et douce sous le poids de la chaleur immobile ; l’air évoquait l’étreinte intime de la chair féminine. Suffoquant, je tournais la tête en tous sens, à la recherche d’oxygène. C’est seulement de retour au port, sur la jetée où devait s’amarrer le bateau, que j’ai compris ce qui m’arrivait : une nouvelle crise de synesthésie. Bénigne, apparemment. Avoir identifié le problème m’a apporté un réconfort grâce auquel j’ai réussi à ignorer la sensation d’étouffement.
J’ai fait les cent pas sur le quai, cherchant à détecter la réelle consistance de la surface en béton à travers la texture caoutchouteuse floue que lui prêtaient mes sensations distordues. J’avais la bouche et la gorge en feu, d’un goût écarlate, le dos et les jambes raides, les organes génitaux aussi douloureux que s’ils avaient été emprisonnés dans un étau. La souffrance était telle que j’ai envisagé de repartir en quête d’une pharmacie, voire d’un médecin, mais je ne voulais pas manquer le bateau.
Baissant les yeux, je me suis aperçu que certaines égratignures s’ouvraient peu à peu sur mon torse. Des taches de sang maculaient ma chemise déboutonnée aux endroits où le tissu battait contre ma peau.
Enfin, le navire est arrivé. Après l’amarrage, les autres passagers et moi avons parcouru la courte distance qui nous en séparait. Conscient qu’il me faudrait payer le passage, j’ai porté la main à la poche de mon pantalon, où attendaient les billets, puis je me suis rappelé les difficultés rencontrées avec les grosses coupures. Il me restait les cinq pièces d’argent que m’avait données Elva ; je les ai cherchées dans ma chemise.
Quelque chose de chaud et de doux a enveloppé mes deux doigts inquisiteurs, que j’ai aussitôt retirés.
Une main !
Une toute petite main parfaite, enfantine, rose dans la lumière éclatante, coupée au poignet.
J’ai reculé, horrifié, en secouant les doigts.
La petite main s’est cramponnée plus ferme.
Poussant un cri de terreur, j’ai frénétiquement secoué le bras afin de la déloger, mais lorsque j’ai arrêté, elle était toujours là. Alors je me suis détourné de la file qui attendait sur le quai, puis j’ai saisi la chose de ma propre main libre pour l’arracher. Mais j’ai eu beau tirer de toutes mes forces, suant d’horreur et d’anxiété, elle n’a pas relâché son étreinte. Elle-même en subissait les effets : la tension blanchissait les minuscules phalanges, la peau avait viré au rouge vif autour des ongles miniatures. Les deux doigts qu’elle serrait commençaient à me lancer tant la pression était forte.
Personne ne me prêtait la moindre attention dans la foule désordonnée : tout le monde cherchait à embarquer ou à débarquer en même temps ; la bousculade était à son comble. Plongé dans l’horreur de ce qui m’arrivait, je m’étais écarté de la mêlée. Lorsque j’ai parcouru les alentours des yeux, au supplice, il m’a semblé que jamais je n’échapperais au cauchemar de la main enfantine.
Après une dernière tentative pour me libérer grâce à mon autre main, j’ai pris des mesures désespérées. Posant mes doigts captifs sur le quai en béton, j’ai appuyé de la botte sur le petit poing, puis je me suis penché en avant afin de peser dessus de tout mon poids. L’étreinte s’est encore resserrée. J’ai changé de position, levé le pied, frappé. La souffrance s’est répandue en moi, mais le poing enfantin s’est un peu détendu, ce qui m’a permis de lui arracher mes doigts.
Enfin libre, j’ai bondi en arrière.
La petite main reposait sur le quai, toujours roulée en une boule serrée.
Puis elle s’est ouverte et mise à ramper vers moi de toute sa vitesse, telle une araignée rose géante.
Je me suis jeté sur elle pour la marteler de ma botte, l’écraser une fois de plus, puis une autre, et une autre encore…
Sur le bateau, mon gros billet a déclenché une nouvelle discussion. Pour y mettre fin rapidement, j’ai renoncé à ma monnaie. Je n’étais pas en état de discuter : des frissons convulsifs me secouaient, la douleur écarlate de ma gorge et de ma bouche empirait à chaque instant, de même que la souffrance plus grande, fulgurante, qui me torturait le torse et les organes génitaux. Il m’était quasi impossible de parler. La question du passage résolue, j’ai gagné la poupe où je me suis assis, seul, tremblant et effrayé. Déjà, le voyage avait commencé. Les formes anguleuses des montagnes de Winho se découpaient en ombres sur le ciel, adieux silencieux. La mer était calme. À bâbord et à tribord, loin de l’agitation blanche du sillage, les rayons du soleil plongeaient dans des profondeurs vertes.
J’ignorais totalement où m’emportait le navire.
J’ai retiré ma chemise tachée de sang puis j’en ai palpé la poche, de l’extérieur, pour voir si les pièces s’y trouvaient toujours. L’idée d’y glisser les doigts me terrifiait. N’ayant pas senti l’argent, je l’ai retournée au-dessus du pont ; rien n’en est tombé.
Le bateau fendait les flots ; Winho diminuait derrière moi. Assis torse nu au soleil éclatant, je regardais les égratignures de mon torse se mettre l’une après l’autre à suinter. De temps en temps, je les essuyais avec ma chemise. Ma bouche était un tel gouffre de douleur que je n’osais essayer de parler. Des filets de sang ruisselaient à travers la barbe naissante de mon menton. Lorsque je me suis rendu aux toilettes, mon entrejambe m’est apparu comme un méli-mélo de chair et de sang.
Le bateau est passé d’île en île, avec de brèves escales dans chaque port, mais je ne l’ai pas quitté avant le soir. Il était alors arrivé à Salay, où j’ai débarqué. J’ai passé la nuit à la garnison locale, partageant une chambre avec seize autres officiers, dont plus de la moitié de femmes. Mes rêves ont été tissés de souffrance, de couleurs éclatantes, d’un désir incontrôlable et insatisfait. L’image de la bouche d’Elva m’obsédait. Je me suis réveillé au matin persuadé d’être en érection, mais ce n’étaient que mes draps, raidis par le sang de mes blessures.